Accueil > Etre femme et immigrée à l'époque de la construction navale à la Seyne-sur-Mer > Femme d'un ingénieur des chantiers dès 1962
Qualité du son : bonne
Madame : Je m'appelle ... J'ai 69 ans. Ça fait 10 ans que je suis à la retraite. J’étais professeur d’histoire géographie. J’ai élevé 3 enfants et j’ai 7 petits enfants. Ma retraite est très active.
Madame : Je suis née en Haute-Loire, un petit bourg protestant, Le Chambon sur Lignon.
Mes parents étaient instituteurs. J’ai participé à beaucoup de déplacements. Mes parents étaient responsables dans l’œuvre des villages d’enfants, créés par Yves Farge.
J’ai fait mes études à Lyon, au lycée. Puis ma fac, propédeutique. Mais, comme je me suis mariée très jeune, j’ai suivi mon mari. Terminé ma licence à Paris, en Sorbonne.
Nous habitions la résidence universitaire à Anthony.
Madame : Le Chambon sur Lignon, essentiellement protestant, c’est la limite nord de la remontée des protestants du Sud.
Cette origine religieuse a provoqué, pendant la guerre, une histoire extraordinaire. Le pasteur du Chambon a reçu des juifs qui sont venus demander du secours.
Il était non violent. Il a pris position devant ses fidèles sur l’accueil des étrangers, fondamental dans la bible.
Ses paroissiens l’ont suivi.
Les petits enfants étaient invités dans les fermes et partageaient les travaux.
On a créé un collège pour les jeunes gens qui fuyaient les chantiers de jeunesse.
Interviewer : Histoire présente dans votre éducation ?
Madame : Oui, profondément. Avec mes élèves, je parlais de mon petit village, pour dire que des gens simples avaient pris le risque d’être déportés pour accueillir des familles, ou des enfants étrangers.
C’était un excellent exemple de courage et de résistance civile.
Interviewer : Vous avez su jeune que vous vouliez enseigner l’histoire ?
Madame : Mes parents étaient enseignants. J’en ai toujours entendu parler. J’adore la compagnie des enfants, particulièrement la 6ème à la 3ème.
J’ai eu un professeur d’histoire géographie extraordinaire. Elle m’a fait prendre goût à la discipline.
La géographie m’a donné pas mal de difficultés.
Madame : J’ai connu mon mari j’avais 16 ans et lui 19, au Chambon sur Lignon où il passait ses vacances.
Il y avait des grandes bandes de jeunes.
On a attendu sagement 3 ans. Lui, était étudiant à Marseille. Il est passé par la fac avant son école d’ingénierie maritime.
On s’est mariés à 19 et 22 ans, au Chambon, il y avait la maison familiale. Pour moi, c’était plus beau qu’un quartier de Lyon où mes parents avaient été nommés.
Mon mari, c’était le même milieu. Son père était inspecteur, puis receveur des douanes et sa maman directrice de maternelle.
On était étudiants tous les deux, jusqu’à ce qu’il ait terminé ses études au génie maritime.
On est arrivés à La Seyne, c’était son premier poste.
Madame : C’est certainement une vocation pour mon mari. Il est né à Port-de-Bouc. Il y avait un chantier naval. C’est presque naturellement qu’il a eu envie de construire des bateaux.
Le génie maritime, il a bagarré pour y rentrer, c’est une grande école. Il était vraiment formé pour faire le métier qu’on lui a demandé aux chantiers.
Je venais en vacances avec mes parents à Sanary. Je connaissais la mer.
Quand mon mari m’a dit qu’il voulait faire des bateaux, je me suis dit que c’était plus intéressant d’habiter près de Sanary qu’à Dunkerque.
Lui, est très méridional. Moi je le suis devenue. Il a été malheureux pendant ses études à Paris. On rejoignait un petit paradis en descendant à La Seyne.
Il a fait son service militaire dans la marine pendant 2 ans, à Paris.
A 26 ans, il était actif, on est arrivés aux chantiers.
On a discuté, parce qu’il aurait pu entrer à Lavera ou à La Mède sur l’étang de Berre, ou La Seyne.
Alors, moi, j’étais enthousiaste pour La Seyne.
L’emploi l’intéressait plus et moi je préférais aller à Sanary.
[le téléphone sonne]
Interviewer : Quel poste il aurait eu du côté de Berre ?
Madame : Dans les raffineries de pétrole. Mais il n’a pas fait une demande. C’était une idée, ça a été vite réglé.
Ça aurait été moins en accord avec sa formation, mais on apprend sur le tas.
C’était mai-juin 62. Il a eu un entretien à la fin de nos vacances et il a été pris tout de suite.
Il n’a pas bagarré pour trouver du travail.
Lui avait des vues précises sur ce qui se passait aux chantiers.
A Port-de-Bouc on parlait des chantiers de La Seyne ou de La Ciotat avec beaucoup de considération.
Ils avaient une bonne réputation.
Madame : Il a fallu que je commence à travailler. J’ai passé mon capes en classe. J’ai pas eu le temps de préparer mon capes parce que je me suis mariée jeune et j’ai eu deux garçons de suite.
J’ai commencé comme maîtresse auxiliaire, de poste en poste, je suis restée adjointe d’enseignement. Je n’avais pas le titre de certifiée. En approchant de la fin de ma carrière, j’ai passé mon capes.
Interviewer : En suivant votre mari vous saviez que vous alliez enseigner ?
Madame : J’étais sûre que j’allais enseigner. J’avais ma licence en poche.
On avait la chance d’être engagés avec la licence, je ne me suis pas posé la question.
Interviewer : Comment s’est passée votre arrivé à La Seyne ?
Madame : Un peu difficile, au niveau du logement. Les pieds noirs arrivaient en bloc dans la région.
On a habité un petit meublé à Sanary. C’était du camping. J’avais un garçon et l’autre en préparation.
Mais sinon, l’éblouissement. On arrivait de Paris, dont on avait assez. Pouvoir prendre le soleil même en hiver…
Après, on a monté doucement les escaliers, pour être de mieux en mieux installés.
On a eu notre maison plus tard, y’a 38 ans. En 70.
Après Sanary, nos parents nous ont prêté pour acheter un petit appartement sur plan, à Mar-Vivo, un quartier charmant, près de la plage. J’y allais avec mes enfants. On rentrait pleins de sable. Mon mari n'était pas content que le dîner ne soit pas prêt. C’était une très belle période de notre vie.
Madame : Il était un peu chien fou. Il s’est trouvé dans une équipe d’ingénieurs chevronnés, sérieux.
Il prenait des fous rires avec son ami. Il a été très vite très bien intégré.
On est entrés dans une période où les gens nous ont reçus. C’était une tradition entre GM, génie maritime, un esprit d’école. Je me suis lancée dans une vie mondaine que je ne maîtrisais pas très bien.
C’était épique parce qu’il fallait rendre des repas. Souvent les femmes d’ingénieurs n'étaient pas des filles qui travaillaient. Élevées dans des milieux bourgeois, elles savaient très bien recevoir. Mais l’esprit était bon.
Il y a toujours des problèmes de personnes, ou des engueulades quand ça marche mal, mais mon mari avait de bons collègues.
Interviewer : Au début, impressionnant pour vous ?
Madame : Oui. Un lancement, je m’étais acheté une tenue pimpante. Le directeur du chantier m’a fait un baise-main. J’ai failli lui mettre sur la figure. Jamais on m’avait fait un baise main.
C’est le symbole de l’aspect bourgeois du fond des ingénieurs du chantier. Je venais d’un milieu plus simple.
Interviewer : Vous avez rejoint ce milieu ?
Madame : Ces invitations systématiques, c’est devenu un peu lourd.
Je n’étais pas toujours en accord sur le plan politique, je ne pouvais pas dire ce que je voulais.
Je ne voulais pas créer de scandale pour mon mari. On a continué à recevoir, mais que nos amis. On a un cercle de cinq couples, on vient d’avoir deux deuils, on les entoure beaucoup.
Interviewer : Travailler aux chantiers, ça vous intégrait dans une grande communauté ?
Madame : Je me fichais d’être entrée dans cette vie mondaine. Ça partait d’une gentillesse et c’était nécessaire pour la vie professionnelle de mon mari, mais c’est pas ce qui me réjouissait le plus. Par contre, je me suis sentie intégrée au monde du chantier, par mon mari. Il me parlait des travaux, à force d’entendre des nouvelles, j’ai eu l’impression d’entrer dans une grande famille. Il y avait 6000 ouvriers, chantier et sous traitants.
Je ne les connaissais pas personnellement. Mais quand il y avait un lancement, on se sent unis, les familles, les seynois. Quand il y avait un lancement, c’était une fête. Il y avait tous les seynois. Je suis venue avec des élèves.
Certains collègues qui faisaient de la physique on visité les ateliers.
Il y avait un courant entre la ville et les chantiers.
Interviewer : Quand on habitait La Seyne, on faisait partie de la famille des chantiers ?
Madame : Peut-être moins intensément si on n’y travaillait pas. Mais si on était un seynois, on allait voir les lancement, on se sentait intégré à l’industrie.
Interviewer : Il fallait une invitation ?
Madame : Pour les familles non. Les gens de la ville faisaient ces demandes. C’était vraiment très plein.
Je ne me suis jamais posé la question de savoir si on pouvait y aller sans invitation.
Interviewer : Je vous demande, parce que j’ai fait une interview avec une famille où le papa travaillait comme intérimaire et la famille était frustrée de ne pas être invitée.
Madame : Je n’en ai pas entendu parler. Je ne participais au chantier que par ce que mon mari m’en racontait et on n’a jamais parlé de ça. Mais je comprends la frustration de cette famille. Si on les a empêchés de voir un lancement, c’était moche.
Interviewer : Vous avez travaillé dès septembre 62 ?
Madame : J’ai eu mon deuxième bébé. J’ai commencé en novembre, avec un bébé de 2 mois et un garçon de 4 ans ½.
J’ai eu beaucoup de chance. J’ai trouvé une dame, rapatriée d’Algérie, une cinquantaine d’années, qui est venue travailler à la maison à plein temps. Je lui donnais tout ce que je gagnais. Elle tenait la maison et gardait très bien les enfants.
J’étais absente seulement 18 heures. Je pouvais avoir quelqu’un tout le temps. Ça a été un très grand confort.
Et puis on a été amis, on l’appelait mémé Guédin.
Interviewer : C’était important de travailler ?
Madame : Oui, j’ai eu l’exemple de ma mère, institutrice, qui a eu quatre enfants. Bien aidée par mon père, un partage des tâches extraordinaire pour l’époque. Mais je savais quelle joie elle avait à enseigner.
Je ne m’imaginais pas ne pas travailler. Ce n’était pas dans notre culture. Dans notre classe sociale, une femme qui travaillait, c’était normal.
Interviewer : La vie à La Seyne à la fin des années 60 ?
Madame : C’était un peu idyllique, ou alors c’est devenu idyllique dans mon esprit ?
C’était une ville moins engorgée par la circulation automobile. On pouvait facilement aller dans le centre ville.
Le marché était magnifique, plus fourni et c’est un très bel endroit. Une grande allée de platanes. En été, ça sent très bon. J’avais cette sortie possible. Il y avait plus de boutiques. Et, comme on habitait Mar-Vivo, pour les enfants c’était la plage. Donc, j’ai de très bon souvenirs de La Seyne il y a 20-30 ans.
J’allais au marché. Maintenant, je suis plus paresseuse. Je vais au supermarché en râlant, parce que c’est plus pratique pour stationner. Au marché, j’amenais les enfants.
Mon mari, avec les problèmes de garage, a décidé d’aller au boulot en mobylette. Ça marquait assez mal un ingénieur qui allait au boulot en mobylette. Mais il allait plus vite. Il rentrait plus vite à la maison.
C’était la direction du chantier qui avait induit cette façon de se conduire un peu bourgeoise, il fallait respecter son rang.
Interviewer : Mélanges avec les ouvriers ?
Madame : Non. Moi, j’avais des contacts avec ces familles en tant que parents d’élèves.
Quand je parlais des chantiers, je m’adressais à des classes dont à 60 % la famille travaillait aux chantiers.
Sinon, s’inviter à dîner, faire des sorties, extrêmement rare.
J’ai eu des contacts par d’autres moyens. En fait, à part les lancements où tout le monde se mélangeait, il n'y avait pas d’autres contacts.
Je vous ai parlé aussi des visites scolaires dans le chantier.
Mais des contacts humains, se recevoir, c’était très rare. On se recevait entre ingénieurs.
Il y avait aussi des grandes fêtes, assez paternalistes, organisées par le directeur. Tous les ingénieurs et leurs épouses étaient invités. Je me souviens de deux ou trois. On avait l’impression de faire partie un peu du beau monde, on était secrètement flattés.
Dans la villa du directeur et dans un grand restaurant au bord de la mer, au Mourillon.
Interviewer : Qui était le directeur ?
Madame : Mon mari est resté longtemps. Il a eu plusieurs directeurs. Je ne retrouve pas les noms.
Interviewer : Travailleurs immigrés parmi les ingénieurs ?
Madame : A ma connaissance non. Par contre, je sais que les travailleurs immigrés travaillaient dans des conditions extrêmement pénibles. Mon mari m’en parlait. Les noirs travaillaient à la peinture dans les cales. C’était un travail très polluant.
Je pense que pas mal sont tombés malades, à force d’avoir respiré ces peintures toxiques.
Interviewer : C’était une source d’indignation ?
Madame : Oui, mais comment faire autrement ? Il n'y a pas de machine qui peint les tôles à l’intérieur du bateau. Ça aurait été un beau projet d’inventer une machine. Mais il n'aurait pas eu le temps. Quand on fait un bateau, il y a des délais, il y a des amendes, il y a des déplacements.
A chaque fois qu’il construisait et qu’il livrait un bateau, il était extrêmement pris. Il rentrait fatigué. C’était des moments que je respectais. Je faisais la police familiale toute seule. Il n’aurait pas pu. Il faisait des grosses journées, comme les ouvriers, d’ailleurs. 52 heures au début.
Les marches marchaient avec les ouvriers. Ils n'arrivaient pas à 9 heures pimpants au bureau et ils partaient souvent plus tard. Quand l’horaire s’est allégé et quand il y avait des problèmes, les ingénieurs ne comptaient pas leurs heures. Ils pouvaient arriver à 8 h à la maison.
On faisait, en été, l’horaire-bloc. Comme il fait très chaud, le mois de juillet et d’août, ceux qui restaient faisaient 6h-13h. Pour partir tôt, avoir leur après-midi pour se reposer. C’était dur à vivre, parce qu'en été on n’a pas envie de se coucher tôt, mais c’était quand même très intéressant.
Interviewer : Est-ce que, à cause de sa carrière, votre mari a été un père de famille peu présent ?
Madame : Je ne peux pas dire qu’il n'a pas été présent, parce que c’est un très bon père.
J’évitais de lui présenter les petits problèmes sans importance. Mais on a avait beaucoup d’échanges si les problèmes devenaient important. Il faisait agir son autorité, il en avait beaucoup. Les choses rentraient dans l’ordre.
Je n’ai jamais eu l’impression que le chantier passait avant ses enfants, pour les choses importantes.
Interviewer : Évolution de votre carrière ?
Madame : Ça a été dur au début. Les enfants étaient jeunes. Je ne pouvais préparer mes cours et corriger mes copies que le soir.
Quand on démarre, il faut pas mal préparer. Après, on brode, on n’a pas besoin de tant préparer.
Heureusement, j’étais aidée par cette grand-mère.
Pour la naissance de ma ma fille, je me suis offert deux ans de demi-service. Ça a été merveilleux. J’ai pu m’occuper de mon bébé, enfin. J’avais été frustrée pour les aînés. Le premier, j’étais étudiante. Le second, c’était la grand-mère qui le gardait. C’était un crève cœur de me séparer de mes bébés qui pleuraient. Ça culpabilise beaucoup les mères.
On lutte toujours contre l’idée qu’on ne fait pas assez bien, soit dans la vie familiale, soit dans la vie professionnelle. Pas mal de culpabilité pour une femme qui travaille.
Je n’aurais pas imaginé ne pas travailler. Mais il y a des jours où ça m’était difficile, affectivement.
Ma famille, ma belle-famille m’ont toujours aidée. Je n’ai jamais eu de critiques. J’aurais bien su quoi répondre.
Ma famille était sur Lyon, ma belle famille près de Martigues. Ils se sont beaucoup dévoués. Mes parents pour les séjours d’été et mes beaux-parents pour les pépins. Une grand-mère que je suis actuellement, qui intervient pour ma fille.
Interviewer : Naissance du troisième enfant, occasion d’un déménagement ?
Madame : C’était la maison de papa. Une vie plus confortable, dans un endroit très plaisant. C’était le couronnement de notre pérégrination, depuis le meublé à Sanary.
C’est bien de ne pas avoir eu tout, tout de suite. Ça fait plus apprécier.
Interviewer : Aujourd’hui, La Seyne, comment vous vous y sentez ?
Madame : J’aime la ville. J’aurais beaucoup de mal à m’installer ailleurs. Quand on a vécu 46 ans dans un endroit comme La Seyne, un endroit bien placé, on s’attache.
Je m’attache aux villes, aux maisons. Elle a été embellie, mais ce n’est pas son aspect moderne qui me ravit, c’est les vieux coins, le marché.
A la place du chantier on a fait un jardin magnifique. Mais, moi, je préférerais voir les bâtiments du chantier.
Ça a été un crève cœur pour mon mari, qui évitait de passer devant le chantier.
Et moi, quand j’y passais, ça me crevait le cœur. Quand j’ai vu les gravats par terre, c’était presque comme un deuil.
Pendant un moment, c’était atroce, parce qu’il n’y avait que des gravats. Mais, maintenant qu’on a créé un site, je dirais pas très beau parce que je ne le trouve pas d’un goût très fameux, mais il a remplacé le chantier. Donc, on voit moins l’absence du chantier.
Ils ont laissé longtemps la rotonde. Quand on l’a démolie, ça m’a encore fait mal au cœur. On aurait bien pu laisser un petit reste.
Mon mari travaillait dans la rotonde. Il disait : je suis un ingénieur heureux, de mon bureau je peux surveiller mon voilier.
Il concevait les bateaux.
Il y a des ingénieurs qui sont à l’exécution, il lui arrivait d’y aller. Mais il était plutôt dans la conception.
Interviewer : Comment se passait son quotidien ?
Madame : Il n'était pas très loin de la rotonde, dans l’immense bâtiment long, au premier. Un immense bureau d’études, avec des dessinateurs, probablement plus d’une centaine.
Il était continuellement avec les dessinateurs.
Il travaillait aussi avec les calqueuses, les femmes qui font des calques des plans en quantité.
C’était toujours des femmes. Elles étaient plus heureuses que nos caissières. Elles avaient leur utilité.
Interviewer : Femmes aux chantiers cantonnées à des postes spécifiques ?
Madame : Oui, tout le personnel administratif était féminin. Mon mari a eu d’excellents rapports avec les secrétaires, surtout une secrétaire en chef, madame B., qui est devenue une amie. Elle était parfaite.
Interviewer : Femmes ingénieurs ou à la production ?
Madame : Il y a eu des femmes qui travaillaient à la décoration du bateau. Je me souviens d’une, venue des États Unis.
Je ne vois pas non, c’est un travail dur, un travail d’homme.
Tout le personnel féminin était dans la rotonde.
Interviewer : C’était une source d’inquiétude pour les femmes d’ingénieurs ?
Madame : A priori, je faisais confiance à mon mari. Mais, j’avoue que, de temps en temps, j’ai dressé l’oreille et ouvert l’œil. C’est agréable pour un homme de travailler avec une jolie secrétaire. On est devenus amis, avec une secrétaire.
Interviewer : C’était un milieu professionnel plutôt agréable ?
Madame : D’après ce qu’il m’en a dit, oui.
Il y avait des moments de stress, les acheteurs des bateaux, les retards, mais les contacts de tous les jours étaient sympathiques.
Mon mari était très proche des dessinateurs et pas d’une manière paternaliste, mais comme des collaborateurs de valeur.
Il y avait une ambiance méridionale, ça riait.
Interviewer : Votre mari parle dans un article de la fierté d’avoir participé à la construction des bateaux.
Est-ce que c’est cette fierté qui a fait que les gens étaient tellement attachés aux chantiers ?
Madame : C’est caractéristique de la construction navale. Tout le chantier travaille à la naissance du bateau. Il le voit grandir comme un enfant. Même pour les gens de l’administration, c’est leur bébé. C’est le bébé de la population du chantier. Tout le monde était fier, ça se sentait beaucoup aux lancements.
Interviewer : Vous le sentiez aussi chez les élèves ?
Madame : Oui, il n'y avait pas de problèmes d’emploi. Le chantier offrait une école des apprentis, pour les gamins pas scolaires il y avait une possibilité pour les familles.
J’ai ressenti un auditoire d’élèves qui connaissait les chantiers. Par la suite, j’étais très triste. Une majorité d’enfants avait déjà oublié. En une génération ça c’est effacé.
Interviewer : Les parents voulaient oublier ?
Madame : Je pense qu’il y a de ça. Mon mari pendant dix ans n’en a pas parlé. C’est moi qui, petit à petit, ai raconté des épisodes. Maintenant il accepte d’en parler. Avec un groupe d’amis ingénieurs, ils en parlent beaucoup.
Interviewer : Avec ce groupe, on se voit régulièrement. Est-ce qu’on parle d’autre chose ?
Madame : Oui. Mais moi je suis en difficulté. Ils sont à peu près tous de droite, moi j’ai du mal.
Au début je donnais mes idées. Maintenant j’ai renoncé. On évite les sujets politiques. On parle des enfants, des voyages.
Mais c’est des gens qui sont très proches de nous.
A l’époque où ils sont devenus ingénieurs, il fallait avoir une famille. C’était rare les ingénieurs qui venaient du peuple.
Je pense que les gens étaient plutôt issus de la bourgeoisie. La classe ouvrière ne devenait pas ingénieurs.
Autre chose, deux pieds noirs, des gens chaleureux, mais qui ont des idées qui leur viennent de leur histoire.
Interviewer : Pour votre mari, ça a été une gêne cette ambiance politique ?
Madame : Mon mari est moins expansif que moi. Il sait se contenir. On essayait de pas aborder les sujets qui fâchaient.
C’était plus douloureux pour moi. Vous savez bien que les enseignants, c’est un milieu spécifique. On était plutôt de gauche, maintenant ça a changé.
J’ai eu énormément de blagues sur le fait que je ne faisais pas grand-chose. J’ai expliqué plusieurs fois qu’on avait du travail à la maison. On me blaguait. Ma coiffeuse m’a toujours blaguée.
Interviewer : Parmi ce groupe, comment a été pressentie l’arrivée de la fermeture ?
Madame : Une petite période de dix ans avant, on voyait bien que les problèmes se posaient.
On vivait avec de grosses subventions de l’État. On se disait pourquoi ça ne continuerait pas ?
Seulement, il y a des gens comme Madelin qui sont arrivés au gouvernement, qui ont dit niet, la loi du marché règne.
On a pris conscience brutalement que les chantiers allaient fermer, quand on a su qu’il n’y aurait plus de subventions.
Je le daterais du temps où ils ont commencé à manifester.
Je me souviens d’être allée avec mes élèves à une manifestation, sous prétexte que j’avais étudié la construction navale avec eux. Après il y a eu les manifestations d’ouvriers, régulièrement à la bourse du travail, ils arrêtaient les trains.
Mon mari a participé à tout ça.
Madame : Il est allé dormir à la bourse du travail. Il est allé aux marches. Il y avait quelques ingénieurs, mais pas tous, ça ne se faisait pas. Il y avait quand même un souci de défendre l’entreprise.
Mon mari n’a jamais fait grève aux chantiers, ça ne se faisait pas et ils considéraient qu’ils n'étaient pas défavorisés.
Pour la direction, les méchants c’était la base ouvrière. Il faut dire qu’ils déclenchaient des grèves très souvent.
Le chantier en a souffert quand même. Après la guerre particulièrement, la CGT était très puissante.
Dans les luttes ordinaires, je ne vois pas d’ingénieur participer.
Au moment de la crainte de la mort des chantiers, quelques ingénieurs, comme mon mari, ont participé.
C’était un mouvement de survie. Il voulait sauver le chantier et il était très inquiet pour lui-même. Un ingénieur, après 50 ans ça ne retrouve pas de travail, s’il n’y avait pas eu le plan social.
Il avait écrit des centaines de lettres, il aurait peut-être, avec du piston, trouvé en Afrique.
Interviewer : Il avait commencé à chercher avant que les chantiers ne ferment ?
Madame : Oui. Ils ont, après, manifesté pour le plan social, qui a été accordé, l’AFEPAN. C’est comme ça que mon mari a bien terminé sa carrière, financièrement. On n’a pas eu à quitter La Seyne. Je n’ai pas eu à me séparer de lui.
Les gens qui avaient plus de 52 ou 53 ans abandonnaient leur prime de licenciement. En échange, ils étaient payés jusqu’à l’âge de leur retraite effective. Ensuite, la retraite prenait la suite.
Il a été payé comme s’il avait été salarié, jusqu’à la retraite.
Interviewer : Il a eu un reclassement ?
Madame : Non. Justement, le drame c’était qu’il était sur le point de passer chef du bureau d’études. Il serait parti avec un salaire bien plus élevé.
Sa carrière était un peu fichue. Mon mari n'était pas carriériste, ça il l’a perdu.
Par contre sur le plan du confort, on a eu une chance d’avoir ce plan social.
Interviewer : Il n’a pas retravaillé ?
Madame : Non, c’était inutile. Il avait cherché. Mais après, quand il a su qu’il allait toucher son salaire, à l’indice où il était parti, ça a été un grand soulagement financier.
Par contre, il y a eu un grand vide. Il est très solide nerveusement, mais il a frôlé la déprime. Il était très sombre, très angoissé. Il avait changé de comportement. Il n'a pas voulu se laisser gagner par la télévision. Il s’est abonné au Monde.
Il a commencé à donner des cours de maths et physique à des enfants d’amis. Il ne se faisait pas payer. Et puis, il y a eu une bénédiction, ses copains l’ont entraîné, il s’est mis à faire du vélo, ça l’a aidé à sortir de cette légère dépression.
Interviewer : Certains hommes n’ont pas supporté l’idée de ne pas travailler ?
Madame : Il avait essayé de remplir sa vie autrement. Ce qu’il ne voulait pas, c’était l’inaction.
Pour travailler, il aurait fallu qu’il accepte un salaire minable, ou qu’il parte très loin. Donc, il a choisi de remeubler sa vie.
Mon mari a toujours été complet. Il a beaucoup aimé son travail, mais aussi certaines choses à côté, il était sportif, il faisait du bateau.
Interviewer : Et vous, comment vous avez traversé cette période ?
Madame : J’étais très occupée. Je travaillais. J’ai été attentive à son attitude. J’ai essayé de l’aider et j’ai fait des trucs rigolos. J’ai écrit à Michel Rocard, comme j’étais socialiste moi-même. J’ai expliqué qu’il fallait absolument trouver un plan social pour La Seyne. Ce plan social est arrivé ! J’aurais fait n’importe quoi, moi aussi, pour qu’il puisse garder son emploi et que tous les gens de La Seyne ne subissent pas ces blessures.
Interviewer : Vous aviez cette détermination pour que les chantiers ne ferment pas ?
Madame : Oui, mentalement. Quand on a compris que les gouvernements voulaient se débarrasser des chantiers, je me suis mise à me faire du souci. Jusqu’à la fin je n’y croyais pas trop, mon mari non plus.
Interviewer : Ça paraît irrationnel.
Madame : Il y avait une habitude dans les gouvernements français de soutenir certaines activités. On pensait que ça allait durer. Or, on est passés vers plus de libéralisme. Notre industrie de l’acier est morte après les charbonnages. Après ça a été la construction navale. On disait « on » a encore Saint-Nazaire !
Mon mari pensait que c’était une folie d’abandonner la construction navale à d’autres, pour la sécurité.
Et il y a un savoir-faire extraordinaire. Après on est dépendants des autres. Si on construit plus de bateaux, on sait plus les réparer. C’est la mondialisation.
Interviewer : Vous aviez le sentiment de comprendre ?
Madame : Ça a échappé à beaucoup de gens. Moi, il a fallu que ce soit Madelin. C’est là que j’ai vraiment compris.
Mais je pense que la population seynoise n'avait pas assez de culture économique pour comprendre.
On faisait des bateaux magnifiques, mais la moitié était payée par l’État.
Interviewer : Ça a été interprété comment ?
Madame : Comme un trahison. On nous laisse tomber. On nous sacrifie pour des questions de profit.
Interviewer : Qu’est-ce qu’on entendait dans la rue ?
Madame : Je crois qu’on en parlait dans la rue, sur le marché. Il y avait une sorte d’ambiance globale de désespoir qui a pris la ville.
A l’école, ça se passait très mal. Les gosses ont trinqué. Les gens qui n’ont pas eu de plan social ont dû partir, vendre leurs maisons. J’ai vu plusieurs cas d’enfants en difficulté psychologique.
Tous les ouvriers et les employés ont eu une prime de licenciement. Beaucoup on essayé de trouver un boulot sur place.
Ils se sont lancés dans de petits commerces, qui n’ont pas marché. Ils se sont retrouvés sans rien.
Il fallait partir. Là, il y a des gens qui se sont trouvés très en difficulté.
Ça c’est vu dans le paysage. On voyait de petites boutiques qui ouvraient, les gens cherchaient des créneaux.
Interviewer : Et le site des chantiers ?
Madame : La tristesse qu’on a eu, quand on a vu démolir les bâtiments principaux, la rotonde, heureusement on a gardé le pont. La Seyne sans le pont, c’est pas La Seyne.
Mais, comme on a rasé, il n'y a plus du tout de souvenirs.
Il y a cette porte centrale restaurée par la ville, parce que de nombreuses associations ont milité, c’est tout.
Il y a une absence totale de chantier, c’est fini, il est mort, il est enseveli. Du moment que c’était démoli, c’était mieux de faire un parc.
Les ingénieurs, les syndicalistes avaient fait des plans pour réutiliser le chantier, de la plaisance, etc. C’était la période de Paecht. On s’est heurtés à un refus de réutiliser ces chantiers autrement.
Interviewer : D’où vient ce refus ?
Madame : C’est peut-être un peu machiavélique, mais le docteur Paecht était un maire de droite qui n’avait pas envie de conserver une population ouvrière qui, manifestement, ne votait pas pour lui.
Magnifiques immeubles en face du chantier, pour faire entrer dans la commune des gens fortunés, plus portés à voter à droite. Mais il a échoué, puisque la mairie vient de changer et que maintenant on dit halte au béton.
Interviewer : La Seyne a perdu son patrimoine industriel ?
Madame : Oui, il aurait pu rester vivant avec de petites industries. C’était faisable et on avait le matériel humain, ce qui est bateaux demande un spécialisation très grande.
Heureusement, on s’est battus pour qu’ils gardent la forme, une grande écluse dans laquelle on construit un bateau, avec l’idée de faire un port de plaisance. Mais je crois qu’il y a un problème, parce qu’il y a la marine nationale en face.
Interviewer : Cette politique de table rase correspondait à un désir d’oubli de la population, ou au contraire est allée contre la population ?
Madame : Il aurait fallu faire un référendum. Si on avait offert cette alternative, on y aurait réfléchi et il y aurait eu une justice.
Ce qui a été douloureux, ça a été bien sûr de voir disparaître le chantier, mais surtout on ne nous a rien demandé.
Je ne sais pas quel droit on avait, l’entreprise ayant été vendue.
L’impression de frustration a été augmentée par le fait qu’on a rien demandé aux seynois.
La Ciotat, ils ont gardé leurs chantiers.
Interviewer : Une mobilisation plus forte aurait pu aboutir ?
Madame : Sûrement, puisqu’à La Ciotat il y avait un noyau de syndicalistes qui s’est accroché, c’est une question politique.
On était tellement écroulés par la fin de l’activité, qu’on n’a même pas réfléchi au fait qu’on pouvait le garder.
A La Ciotat, ils ont gardé des choses qui ne leur appartiennent pas, il y a des problèmes juridiques.
Madame : Il y a eu des propositions pour garder ces chantiers. Mais elles n’ont pas été prises en compte par la saisie de droite. La mairie a créé une cellule qui n’a pas tenu compte des projets de petites industries qui avaient été proposés.
Ils ont décidé que La Seyne deviendrait une ville balnéaire.
Interviewer : S’il y avait aujourd’hui une consultation ?
Madame : Moi je ne militerais pas pour un nouveau chantier à La Seyne, vu la mondialisation, on ne va pas installer un chantier maintenant. On est bien forcés d’accepter l’état de fait.
Par contre, j’aimerais fortement qu’il y ait un itinéraire de mémoire sur les sites, parce qu’on a fait un très beau jardin et on ne sait plus qu’il y avait un chantier.
« ici se trouvait le bureau d’études… » ce serait marqué dans le paysage.
J’ai été attristée, en tant qu’enseignante, de voir comment en une génération les enfants ne savaient plus que leur ville avait eu un chantier naval.
Dans la rotonde, on aurait pu faire un petit musée avec des maquettes.
Madame : L’atelier mécanique, a priori, j’étais pour sa conservation. Après je l’ai vu. Je l’ai trouvé très vilain.
Après j’ai appris que des architectes avaient proposé une transformation intéressante, alors j’ai changé d’avis.
Si notre nouvelle municipalité pouvait transformer cet atelier.
Interviewer : Pourquoi vilain ?
Madame : J’ai une fausse idée du patrimoine, je suis historienne, j’adore les musées, les vieilles églises, les palais. J’ai appris tardivement que le patrimoine industriel pouvait être un patrimoine aussi.
Il y a eu des études sur la zone de Berthe et l’agriculture, le quartier de la gare, ça m’a passionnée. Je n’imaginais pas que ça pouvait être intéressant.
Les bâtiments des chantiers, à 80% c’est affectif.
J’ai appris tardivement. C’est parce que je suis au patrimoine seynois ! j’ai suivi ses conférences. C’est l’influence de Yolande Le Gallo. J’ai une autre idée du patrimoine. Il y a un tas de gens qui sont très intéressés et dont ça change le regard.
Interviewer : Quand vos enfants étaient petits, est-ce que pour eux vous envisagiez une carrière aux chantiers navals ?
Madame : Non. D’abord, ils décident eux-mêmes. Dans les milieux plus populaires, c’était plus inscrit.
Cette école de formation des apprentis, la population ouvrière comptait sur ce débouché.
Moi, j’espérais que mes enfants soient cadres, donc ça m’effleurait pas. Je me disais ils vont faire leur carrière, ils choisiront. Je n’y ai jamais pensé.
Par contre, dans leurs souvenirs, le chantier, c’est important.
C’est La Seyne de leur enfance. Les grands ont ressenti la fermeture moins que la plus jeune. Quand on a parlé de la possibilité de chômage pour son père, ce mot a pris une dimension atroce. « Alors on va être pauvres ! ». Elle a été très touchée.
Interviewer : Elle participait aux activités du comité d’entreprise ?
Madame : Aux fêtes, oui. Mais on n’est jamais partis au ski avec eux. On aurait pu, c’était un peu d’ignorance de ma part.
On ne s’est pas tellement intéressés. On se débrouillait.
Il y avait une épicerie coopérative, ça je participais.
Ce n’est sûrement pas par esprit de classe qu’on n’a jamais profité du ski.
J’ai trouvé ça pratique d’aller à la coopérative.
Mon fils a fait du judo avec le chantier, ça me revient.
Ça ne m’aurait pas effrayée d’aller faire du ski en car avec eux. Simplement, ça ne rentrait pas bien dans mon cadre de vie.
On faisait des week-end de ski, mais sinon mes parents avaient une maison dans la Haute Loire et mon mari adorait le bateau, nous avions un petit voilier, c’était Porquerolles. On a fait du bateau dans la période où mon mari était en vacances.
Mon fils a été opéré des amygdales à la clinique mutualiste et, bien sûr, qu’on a bénéficié de la pharmacie mutualiste.
On était très bien servis. La visite était remboursée aussitôt. On n’avait pas à aller à la sécu. On vous donnait vos médicaments et on vous remboursait la visite. Pour nous ça a été pratique et pour des familles modestes ça a été formidable. Ça faisait partie des avantages du chantier.
J’ai ressenti un certain privilège, mais je pense que les gens ne se rendaient pas compte que c’était si bien que ça.